La conscience lumineuse
1. La conscience lumineuse.
Ce qui fait l’homme, c’est la conscience, tout le monde le sait. Cette conscience nous différencie du règne animal. Donc, nous sommes différents des animaux : il y a une part de lumière en nous qui ne se trouve pas chez les autres êtres vivants. Quelle est-elle, en dehors bien sûr de quelques auto-proclamations qui dont on peut tout de même soupçonner l’existence?
2. Bonheur et satiété.
La recherche du bonheur est tout à fait légitime, et elle guide l’homme, quelle que soit sa position sociale. Elle s’accompagne de la crainte de ne pas bien jouir de la vie, d’inquiétude donc, de stress, de manque, et de malheur intime. Voilà pour le bonheur matériel, celui du corps et celui de l’esprit. (Le bonheur matériel de l’esprit, c’est une quête de tous les instants je l’ai remarqué, et il est facile à définir : Il suffit pour le connaître, d’oublier et de trouver à bien se divertir). Peut-être y a-t-il un autre bonheur, construit de satisfactions différentes, mais lequel ? C’est une énigme.
3. Les fonctions d’une bactérie.
Tous les êtres vivants ont pour ancêtres les premières colonies de bactéries qui ont commencé à se développer sur terre il y a presque 4 milliards d’années… Cela me concerne puisque je suis un être vivant. Mais pas trop, puisque c’est très ancien, et en tant qu’homme, je suis devenu très différent d’une colonie de bactéries, qui n’occupe sa simple vie qu’à se nourrir, à se reproduire, et à recourir à son système de défense (chimique) quand elle subit une agression ou une concurrence. J’ai quand même d’autres préoccupations, plus élevées.
4. Le vol, c’est naturel.
Le mode d’appropriation de tout être vivant, c’est le vol, sans la moindre considération pour la victime, la proie : ni pour sa vie, ni pour sa douleur, ni pour ses préoccupations peut-être… C’est la prédation, et elle existe depuis que la vie existe. Elle concerne tous les êtres vivants, bactéries, végétaux (c’est discutable pour beaucoup d’entre eux, qui ne se nourrissent pas d’êtres vivants), animaux. Elle n’a pas besoin d’être consciente pour être efficace. Chez l’homme, cette prédation est rarement consciente, puisqu’elle est vécue comme légitime et naturelle : on n’y pense pas, voilà tout, et on jouit de ce qu’on s’est approprié.
Certaines règles apparaissent concernant les modalités de ce vol, chaque espèce ayant ses protocoles. Chez certains animaux sociaux, il existe une sorte de hiérarchie entre les individus, face à la proie vivante ou morte. Le summum de la complexification de ces règles se trouve bien sûr chez nous, chez l’homme, êtres vivants d’une autre essence, puisque nous avons su dire, au cours des époques qui nous concernent, puis écrire la Loi et ses Décrets d’application. D’ailleurs, nous continuons studieusement à le faire avec des critères qui varient constamment selon la société et l’époque.
5. Prédation et légalité.
Le fait de voler un autre homme au cours d’une transaction commerciale légale, est un sport enivrant et lucratif, qui participe du bien être instinctif du dirigeant. Celui-ci y voit une sorte de butin de conquête, il a été le plus intelligent. La prédation est donc plus intéressante à vivre, et plus efficace si on considère avec chaleur les avantages qu’on en retire, sans humeurs introspectives qui pourraient gâcher le bien être du corps et de l’esprit. La plus grosse difficulté est alors de s’allier à de bons juristes, et d’être l’ami de bons procureurs pour s’assurer de rester dans la légalité. Dans ce cas, la légalité, c'est bien la règle de prédation que je m’efforce de respecter, en tant qu’être vivant complexe.
6. Manger dans la lumière.
Il faut le reconnaître, tuer un cousin d’espèce pour le plaisir et le manger, c’est uniquement du bonheur, même si ce bonheur incisif et cette satiété sont sur le même registre que celui qui est ressenti par le prédateur animal, ce carnivore. Ce sont des comportements normaux issus de la nuit des temps des êtres vivants, et ils nous vont si bien qu’ils tombent sous le sens : qui songerait à empêcher les hommes à tuer du bétail, à le faire dépecer par des spécialistes, et à le manger ? Pourtant, notre différence existe, car nous avons une part de lumière chez nous, qui ne se trouve pas chez les animaux. Je me demande simplement si elle se situe dans les plaisirs associés à l’alimentation. Qu’en pensez-vous ?
7. L’individu et la horde.
L’ordre biologique est merveilleux. En général, nous sommes au sommet de la chaîne de prédation sur lequel il est construit, et cela nous émerveille. Mais cette position nous interdit d’accorder la moindre valeur à l’individu. Car alors, cet ordre biologique serait monstrueux. Mais rassurons nous, on n’aurait pas l’idée d’accorder la moindre valeur à un individu-bactérie particulier dans une colonie de bactéries ; à une antilope particulière dans un troupeau ; à un loup particulier dans une horde ; à une poule ou à un cochon en particulier dans un élevage… Cela n’a pas de sens. Car si cela en avait un, nous serions des monstres. Nous tuerions des individus pour nous en repaître… Nous autres humains, nous ne sommes pas tous des sauvages et dans nos sociétés nous savons donner l’importance qu’il convient à l’individu humain et à ses amis proches. Il n’y a qu’à regarder autour de nous pour nous en convaincre, en ville et à la campagne, dans les rues, dans les entreprises, là où les hommes se réunissent pour vivre.
8. Responsabilité animale ? Grâce à la conscience, et en fonction beaucoup de leurs cultures, les hommes peuvent choisir, c’est connu. On appelle cela le « libre arbitre » (interdit par certaines religions, sinon leurs systèmes s’écroulent immédiatement, leurs dirigeants ne dirigent plus rien et on y perd en administration des sociétés). Un animal dans sa vie sauvage n’a sans doute pas la possibilité intellectuelle de sortir de sa chaine alimentaire, de sa position biologique : il sait à peu près ce qu’il peut tuer et manger (même s’il ne le formule pas) et qui peut le tuer. Il n’a pas la ressource d’y songer et il n’est donc aucunement responsable de ses actes. Peut-on en vouloir à un chat de réaliser son programme ?
9. Le choix, c’est facultatif et possible.
S’il le veut, même s’il ne peut pas le dire en société, l’homme a la possibilité intellectuelle d’accorder une valeur aux individus de son espèce et des autres espèces. C’est un choix qu’il peut faire. Il est sans doute le seul être vivant de cette planète à pouvoir le faire. C’est sa part de lumière. Je n’ai pas entendu qu’il le fasse beaucoup, si ce n’est pour ses proches. Mais aussi pourquoi le ferait-il ? Cela lui compliquerait la vie: comment pourrait-on exploiter ou tuer et manger un individu, si différent soit-il, alors qu’on le considère et qu’on le respecte ? C’est impossible, non ?
10. Cultures.
Allons, je ne suis pas un monstre, ce gigot qui trône sur la table familiale est à moi puisque je l’ai acheté, c’est la norme. L’animal qu’il portait n’a pas de nom, et je ne sais rien de ce qu’il a pu voir et ressentir dans sa vie qui ne m’intéresse que par la saveur de sa viande. Et c’est heureux ainsi : ce n’est pas dans ma culture humaine de m’interroger sur la personnalité individuelle de l’animal dont je mange une partie. Et ma culture humaine est respectable, on me l’a assez dit.
11. Elévation d’esprit.
Je suis content de changer de sujet. A l’en-tête de ce blog, il était question d’idées rafraichissantes et positives, donc de tentative d’élévation de l’esprit il me semble. Cette élévation de l’esprit à laquelle j’aspire en tant qu’homme, ne serait-elle pas liée à une capacité à se quitter, soi, et à quitter ses préoccupations immédiates liées à son intérêt propre ou à celui de qui on est allié ? L’élévation d’esprit passerait alors par l’expérience suivante : porter son attention sur la préoccupation de l’autre, alors même qu’on n’imagine pas en retirer un intérêt, quel qu’il soit. C’est possible ça ?
12. Utile, inutile.
Si tu acceptes la définition de l’article précédent, faire preuve d’ouverture d’esprit pour toi qui es sculpteur de bronze, ce serait par exemple, s’il se trouve quelqu’un pour t’en parler, de t’intéresser à la vie des bactéries thermophiles qui se développent dans les fissures volcaniques de la ride médio-atlantique. Je parie que tu n’en vois pas d’intérêt immédiat, ni lointain, et que tu n’as pas trop le temps… Donc tu as compris. L’ouverture d’esprit, cela ne sert à rien d’utile. Simple attention polie pour celui qui est autre, sans arrière pensée de t’en servir pour réaliser une belle sculpture qui te valoriserait toi.
Mais vous n’êtes pas sculpteurs. Auriez-vous un autre exemple ?
13. La domination et l’illusion.
L’ouverture d’esprit, c’est une invention humaine. Nous sommes l’être vivant le plus complexe pour ce qui est du cerveau. De plus, on peut dire sans se tromper que nous sommes tout au bout d’une chaine d’évolution des êtres vivants, depuis près de 4 milliards d’années, qui a abouti à nous, hommes. (C’est provisoire, cette chaine d’évolution aura « abouti » à tout autre-chose dans ne serait-ce qu’un million d’années, et dans 100 million d’années je n’en parle pas). Nous sommes là, Homo sapiens sapiens, depuis 180 000 ans. Et nous « dominons » réellement la planète depuis 500 ans (avec le grand commerce maritime). Cependant, il y a beaucoup d’autres espèces sur la terre, très nombreuses, très vigoureuses, très complexes aussi sauf pour le cerveau. Pensez vous que tous ces êtres vivants, si différents, soient gênés par leurs petits cerveaux, et ne pourraient vivre sans l’homme ? Leur vie, si l’homme disparaissait ou n’était pas advenu avec « son extraordinaire réussite conquérante », perdrait-elle sens ? Notre « domination » pourrait-elle être illusoire ?
14. L’ouverture d’esprit, facteur de fragilité.
L’ouverture d’esprit ne concerne pas tout le monde, vous l’aurez remarqué autour de vous, notamment dans les organisations humaines où les postes clefs, dans ces hiérarchies, peuvent être assez facilement tenus par des individus qui se retranchent derrière la règle, le règlement, l’usage, la loi, et sont peu soucieux de prendre en compte un cas particulier, ou un cas général qui n’entrerait pas dans ce moule qui les a déposés là. Ils auraient peur d’être déstabilisés vis-à-vis de leurs hiérarchies, ou de leurs bases. Cela voudrait-il dire que l’ouverture d’esprit soit vectrice de fragilité par rapport à un ordre établi ?
15. La curiosité et l’utilitaire.
La curiosité en tout cas est vectrice de force. Le même individu à un poste clef dans une hiérarchie, s’il est curieux, voudra savoir exactement ce que vous lui proposez d’anormal : il pourra mieux se préparer à vous contrer, pour sauvegarder son poste, son groupe, et les idées qui font son horizon habituel. La curiosité, c’est utile tous les jours, quand elle est axée dans des directions autorisées. Les directions les mieux autorisées à l’heure actuelle, sont conformes aux programmes des concours des grandes écoles et de la fonction publique : si vous exprimez dans une composition de concours la moindre idée, même étayée, il vous est impossible d’être reçu. Mais si vous êtes intelligent et ingénieux vous avez compris le programme, et si vous êtes curieux en plus, vous connaissez des exemples pertinents sur le bout des ongles, alors vous êtes un crack. Dans ce cas là l’intelligence, c’est beaucoup de mémoire, savoir ce qu’il faut dire dans toutes situations, et pas beaucoup d’ouverture d’esprit.
16. Plusieurs intelligences différentes.
L’intelligence, c’est le propre de l’homme. Pour passer un concours, l’intelligence consiste surtout à s’appliquer à ne pas transgresser la norme. Là entre une grande part de stratégie. D’ailleurs les jeux de stratégie entrent pour une grande part dans l’entrainement de l’intelligence des élites : Il paraît même que le jeu de go en chine (quelques pions sur un plateau quadrillé très simple) était interdit au menu peuple dans cette civilisation millénaire, car il développe des capacités stratégiques.
Aujourd’hui, ce type d’intelligence stratégique est contrée par le calcul des ordinateurs, au « raisonnement » très puissant quand les règles sont bien définies. Mais qu’en est-il de cette intelligence sans règles prédéfinies, qui du chaos fait s’assembler des concepts et des mots en constructions nouvelles ? En idées structurées ? En poésie ? En créations plastiques ? Ho ! Il y aurait plusieurs intelligences différentes ? Dont certaines seraient inutiles dans la vie, et même nuisibles à une quelconque réussite parmi ses pairs, les hommes ?
17. Le philosophe et le technocrate.
Un poète n’a pas l’esprit critique, et un philosophe non plus qui développe des idées qu’il pense avoir structurées. Et alors s’amènent les suiveurs sans autre esprit que l’instinct de diriger, qui annoncent appliquer ces idées simplifiées en dogmes, avec de grandes catastrophes en perspective. Marx par exemple, ce type qui s’est exprimé en idées et en réunions publiques au 19ème siècle est encore nommé au 21ème pour des actions pratiques inqualifiables de cruauté et d’injustice. Cela voudrait dire que nous ne sommes pas nous même dotés d’esprit critique, pour accuser les vieux même s’ils sont morts de vieillesse ? C’est facile alors, on dit que c’est la faute d’un philosophe imbécile et malhonnête, qui s’est trompé en son temps (peut-être volontairement, c’est sans doute un salaud), et qui nous trompe encore, et en bref, qui nous a influencé. Mais alors, pour se laisser influencer comme cela, nous sommes nous même des imbéciles dépourvus de jugement ? Nous n’avons pas d’autre ressource devant nos échecs d’organisation sociale que d’ériger en bouc émissaire un vieux philosophe mort depuis longtemps?
Quels sont au cours de l’Histoire humaine, les autres penseurs ou prêcheurs dont les idées théoriques étaient conçues comme porteuses d’une société bien meilleure, et qui se sont vues appliquées dans des dictatures implacables, réduisant les individus à néant, ou à l’état de simple élément dans une série statistique à l’usage de technocrates de l’organisation ? Cherchons, cherchons. En auriez vous une idée ?
18. Des principes automatiques d’organisation ?
Tout se passe comme si, quelles que soient les idées utilisées comme référence, des principes automatiques d’organisation sociale revenaient à la surface au bout d’à peine une génération ou deux, qui feraient émerger une hiérarchie, certes, complexe, mais implacable. Au bout de cette génération humaine, quand les enfants sont grands et remplacent les pionniers, les idéaux d’origine (idéaux de justice, de bonheur, de partage, de développement humain etc.) sont encore scandés, mais dévoyés pour justifier la prééminence et le maintien des élites qui se sont constituées. C’est peut-être triste, car alors, cela voudrait dire que notre part de lumière ne trouverait pas à s’appliquer longtemps dans nos organisations sociales ?
19. La conscience et la propagande.
Peut-être que l’homme, être conscient s’il en est parmi les êtres vivants, a du mal à mettre en relation sa pensée (qui peut-être élevée ou décrite comme telle) et le cours naturel de ses actes, qui lui serait instinctif, et n’aurait pas besoin d’être formulé pour trouver à se mettre en œuvre ? Bien plus encore, la conscience humaine (notre part de lumière), voyant le contenu de ces actes, aurait besoin d’être endormie par une pensée-écran et un discours lénifiant, et suffisamment habile pour être présentable en puisant ses racines dans l’imagination humaine ? Il y a sans doute des romans et des films qui mettent en scène des situations d’organisation sociale spontanées, sans référence à un idéal élevé, et qui donnent… ce qu’ils donnent. En connaissez-vous ? Il y a aussi des organisations sociales qui émettent des discours et des images lénifiants, qui cachent des actes gênants… Vous n’en connaissez pas ?
20. La prédation et le regard.
Ainsi, les actes de prédation entre hommes (qu’ils soient mortels ou de simple exploitation), s’ils sont mal jugés quand ils sont vus de l’extérieur par des biens pensants qui n’ont rien à y gagner, ne sont en général pas jugés du tout par ceux qui en profitent : on détourne le regard, on prend l’argent, le bonheur matériel du corps et de l’esprit qui en résulte, le pouvoir aussi, et on parle d’autre chose. Pourrais-t-on trouver des exemples où il y aurait du gain personnel sur la mort d’autres, dans la vie courante ? A des échelles différentes ? A l’échelle d’un pays, à celle d’un continent, à celle d’une simple famille de 4 personnes ?
21. Une disproportion statistique des états d’esprit ?
Peut-être que celui qui exprime des idées théoriques n’est pas le même que celui qui agit ? Car enfin, depuis l’existence de l’écriture, combien y-a-t-il eu de penseurs « reconnus », c'est-à-dire acceptés comme tels même à titre posthume, comme ayant apporté une contribution à la pensée de l’homme? Quelques milliers. Combien de dirigeants d’une certaine envergure, c'est-à-dire ayant assimilé ou hérité les qualités nécessaires à gouverner un nombre d’individus important ? Quelques millions. Combien ont cumulé les deux ? Quelques dizaines… Il paraîtrait donc que statistiquement, l’homme trouve plus facilement en lui les caractéristiques du dirigeant-organisateur que du penseur…
21. Une disproportion statistique des états d’esprit ?
Peut-être que celui qui exprime des idées théoriques n’est pas le même que celui qui agit ? Car enfin, depuis l’existence de l’écriture, combien y-a-t-il eu de penseurs « reconnus », c'est-à-dire acceptés comme tels même à titre posthume, comme ayant apporté une contribution à la pensée de l’homme? Quelques milliers. Combien de dirigeants d’une certaine envergure, c'est-à-dire ayant assimilé ou hérité les qualités nécessaires à gouverner un nombre d’individus important ? Quelques millions. Combien ont cumulé les deux ? Quelques dizaines… Il paraîtrait donc que statistiquement, l’homme trouve plus facilement en lui les caractéristiques du dirigeant-organisateur que du penseur…
22. Comment justifier une hiérarchie ?
Avant l’écriture, c'est-à-dire pendant les 175000 ans (environ) que l’homme a existé sans utiliser l’écriture, c’est une grande période difficile à imaginer. L’intelligence était la même qu’aujourd’hui, mais utilisée avec des moyens de perception moins sophistiqués, c'est-à-dire sans beaucoup d’aide de machines techniques. Nous vivions, dit-on, en groupes tribaux d’une centaine de personnes, relativement nomades, en cueillant, en chassant, et en se battant entre groupes tribaux. Mais pas souvent parce que nous étions peu nombreux, quelques centaines de mille en tout, et pour se battre il fallait que des groupes antagonistes se rencontrent. La vie était plus courte. Les langages, bien sûr, existaient. Les connaissances et les mythes se passaient oralement. Combien de penseurs en ce temps là ? Sans doute un penseur dominant par groupe tribal, un peu comme à l’heure actuelle il y en a toujours un sous la main par groupe formel ou informel (religieux, économique, social) à qui l’on donne profession de conforter, avec esprit, l’existence du groupe.
Nous avons tout oublié de ce qui se disait à ces époques préhistoriques. Pourtant, ne pourrait-on pas penser que cette pratique de justification intellectuelle ou mythique des tribus contemporaines reste intacte, dans le foisonnement de notre énorme civilisation ?
23. Cacher l’idée pour survivre.
Quelques uns de ces penseurs anonymes des temps d’avant l’écriture, certainement avaient des intuitions originales concernant la nature et les hommes. Ayant des idées différentes de celles du groupe, comment pouvait-il les exprimer et les faire passer d’une génération à l’autre ? Par le récit onirique, par la chanson, en cachant le sens : car pour exprimer des idées différentes de celles dominant le groupe où l’on se trouve, le cryptage est obligatoire pour éviter la mise au ban. (Si je n’utilisais pas moi-même une forme de cryptage absolu par l’utilisation d’un pseudonyme en chair et en os, j’aurais déjà été rejeté par ma « communauté », c'est-à-dire dans mon cas l’accrétion de personnes et de familles développant des intérêts à la fois communs et concurrents, chacun à l’affut de la faille qui fera tomber l’autre et permettra de récupérer ses intérêts et ses positions sociales, mais « solidaires » quand il s’agit de préserver, et de développer un contexte juridico-économique permettant notre épanouissement).
Par ailleurs, je ne crains pas la mise au ban de mon pseudo, un artiste : à notre époque, un tel être a le droit de s’exprimer sans rien craindre, et c’est exceptionnel dans l’histoire. Vous ne trouvez pas ?
24. Quelles sont les idées interdites ?
Que pouvait-on bien crypter dans ces chansons d’avant l’écriture ? Que voulait-on dire et qui était interdit ? Pas la gloire du chef, ni la force des hommes d’armes. Pas les prouesses d’ingéniosité des fabricants de pointes de flèches, pas l’excellence ou la malignité de certains esprits à vénérer ou à craindre, pas les prouesses sexuelles des mâles dominants, ni la fécondité des femmes, ni le désir. Inutile de crypter la beauté, ni l’amour, ni la haine : tout cela fait partie de la vie réussie d’une communauté. Tout cela est inclus avec avantage dans le discours, ses chansons, le fonds de pensée autorisée. Mais ce qu’on n’avait pas le droit de faire certainement, et rien n’a changé, c’était de prendre l’homme par la main pour l’aider avec gentillesse à descendre du piédestal qu’il s’est construit, et fouiller en lui pour y trouver des ressources inexplorées.
25. N’oubliez pas le temps !
Pour fouiller en l’homme aux époques d’avant l’écriture, pour comprendre, il fallait oser comme à présent, cesser de l’isoler de son origine, de son milieu, et du temps enfin, pas ce temps qu’il crée à son image et qu’il mesure en jours, en lunes, en années, mais le temps qui l’englobe, et qui le dépasse. C’est un temps dont on peut avoir l’intuition, à toutes les époques et quel que soit l’état des connaissances, mais il dérange trop pour qu’il puisse être acceptable collectivement. Car y penser, en tenir compte dans la vie de groupe, cela reviendrait à se mettre en position de faiblesse par rapport aux autres groupes, aux autres peuples, et se condamner à disparaître par invasion et mise en esclavage. Pourquoi cela, et comment exprimer cette compréhension, quand on n’en a pas le droit ?
26. Artiste créateurs, artistes suiveurs.
Le cryptage a du charme aussi, et permet de s’exprimer en litotes, en antiphrases, allégories, paraboles. C’est le charme de toute production artistique, doux, insigne, terrible… Mais l’écrivain et l’artiste produit en art ce qu’il a en lui. Il ne peut pas produire avec la personnalité ou le ressenti d’un autre, ou alors c’est bancal ou resucé : tous les artistes ne cryptent pas quelque chose d’interdit dans leurs œuvres, il s’en faut de beaucoup.
27. La fixation officielle des mythes aux sens cachés.
Que nous est-il parvenu de ces cultures et de ces découvertes de la nuit des temps ? De ces ressentis profonds sur notre condition humaine et de sa potentialité ? Auraient-ils été fixés en partie par l’écriture, et seraient-ils à l’origine de grands textes « bibliques » issus des écritures ayant soudain fleuri au Moyen Orient et en Asie de 5000 à 1500 ans avant le présent ? Que pourrait-on en penser ? Ces premiers textes contenaient-ils des concepts dont le sens originel aurait été détourné au moment de la mise en place (récente pour l’homme, 2500 ans au maximum) de grandes religions monothéistes, qui se seraient emparées de ces premiers écrits en les officialisant, c'est-à-dire en les caviardant à leur profit?
28. Aveuglement et anthropocentrisme.
Pour ce qui est de la simple appréhension de la taille de l’esprit humain, de la taille de sa conscience, hors piédestal et hors cet auto-émerveillement bien compréhensible quand on y pense, il y aurait peut-être une exploration assez intéressante à faire qui nous remettrait dans le cosmos, vu de l’intérieur. Plus intéressante que celle de ce cosmos, inventé expressément pour l’homme, et qui fait l’objet d’une curiosité amusée, intéressée : à quoi pourrait-il bien encore servir à l’homme, pour son agrément ? Par où pourrait-on l’exploiter encore ? Comment fonctionne-t-il (pour le plaisir de conquérir la connaissance, pour la gloire de l’homme, vue par l’homme ?). Il y a là un léger tropisme anthropocentriste, pour être simple, dont il faut se rendre compte si on ne veut pas mourir en tant qu’individu, et disparaître en tant qu’espèce, aveugles.
29. La modestie en hypothèse d’école.
Ce qui gène et qui est insupportable, c’est bien de regarder le cosmos de l’intérieur. Cela nous place dans la condition des êtres vivants de par nos origines, notre conformation, et certaines de nos préoccupations. Mon égo ne l’accepterait pas, je veux être différent même si je perçois bien toute l’instrumentalisation du piédestal qui s’est construit au-dessous de l’homme. Avec un sérieux… Un sérieux omniprésent, si proche de l’absurde. Les hommes croient-ils vraiment ce qu’ils disent ? Et croient-ils ce qu’ils entendent d’eux-mêmes?
Il faut trancher : acceptons transitoirement cette simple condition d’être vivant, par pure hypothèse d’école, temporaire, avec l’espoir avoué d’en ressortir, et d’en ressortir grandi, sans mensonges dorés ! Après tout, notre conscience nous permet l’imagination intime, l’imagination secrète ! Osons, même si les sociétés la réprouvent !
30. Une expérience gratuite.
Pour autant dois-je aboyer ? Ramper ? Me battre immédiatement avec mon voisin ? Arrêter de penser et me livrer sans frein à tous mes instincts ? Pas du tout. Mes instincts sont là, je le sais et je les sens car je suis capable de temps en temps de les reconnaitre, et je ne change rien à mes délicatesses d’éducation, à mes croyances, à la conscience du beau. Mais quelle différence alors ? La différence, c’est que j’observe… D’égal à égal. En pensant au fait que j’ai le même ancêtre que tous les autres êtres vivants, je m’observe et je les observe pendant quelques jours de vacances intellectuelles. Pour l’expérience gratuite. Quel intérêt ? Personne ne peut le dire d’avance, c’est un exercice rare. Sans doute aucun intérêt. C’est pour l’ouverture d’esprit, vous savez, ce truc qui n’a aucune utilité, dont curieusement, accidentellement peut-être, l’homme est capable ? Mais pensez vous que ce soit simplement possible, ou que l’effort intellectuel est trop dérangeant ?
31. Le combat animal.
Animal, j’ai le droit de faire tout ce qui me passe par la tête? Non, je garde mon instinct de survie par exemple. Je ne vais pas attaquer l’être qui est mon voisin si je crains la punition sociale, ou la vengeance de ses frères. Par contre, si je suis assez fort pour ne pas les craindre, c’est différent. Je ne ferais qu’une bouchée de ce voisin qui respire mon air. (Un loup affamé n’attaquerait jamais un ours, sauf s’il est en nombre et que l’ours se soit cassé la patte et ne puisse se défendre).
32. Réfléchir ? Il faut survivre !
En tant qu’être vivant, je veux bien réfléchir, puisque mon cerveau me le permet. Mais avant tout, pour cela, je dois survivre. Pour réfléchir quelques jours avant de mourir, je dois boire de l’eau. Pour réfléchir quelques semaines avant de mourir, je dois manger aussi. Je suis vivant pour quelques mois, quelques années, puisque j’accepte de boire et de manger. Ce n’est pas suffisant. Il faut réfléchir plus longtemps pour trouver quelque chose d’intéressant : je dois m’allier avec une compagne ou un compagnon pour avoir un enfant et l’éduquer, lui passer ma culture autant que possible. Il pourra l’utiliser à sa guise pour approfondir la réflexion que j’ai entamée, ou à ce qu’il voudra. Il continuera mon œuvre, ou une œuvre. Cependant, je ne suis pas angélique : je sais bien que si je me montre sans défense, quelqu’un va m’attaquer et me faire esclave, ou me tuer. Alors je m’organise pour être défendu, et comme je veux réfléchir et ne pas passer mon temps à manier des masses d’armes, je me place dans une niche sociale où je suis assez en sécurité, et où on me respecte assez pour avoir la paix. Et je passe le plus clair de mon temps et j’utilise la plus grande partie de mes fonctions cérébrales pour garder cet avantage, pour ma famille et pour moi. Que feront les enfants ?
33. La rage de vivre.
En résumé, qu’est-ce que j’ai fait dans ma vie ? Je me suis nourri, je me suis reproduit, j’ai défendu mon espace de vie, mon territoire, et je l’ai même agrandi par sécurité. Que fait une bactérie, un lion, un merle, un lézard, dans sa vie ? Il se nourrit, il se reproduit, il défend son espace, avec sa minuscule cérébralité s’il en a une. Moi, j’ai dit que c’était pour réfléchir, mais je me demande à quoi j’ai réfléchi finalement. Sur mon lit de mort, Je ne peux rien en dire à mes enfants que des généralités ou des affirmations dogmatiques qui les avanceront autant que moi... Ils se débrouilleront, ils ont la rage instinctive de vivre, je suis tranquille… Pourtant, je voudrais tellement qu’il y ait une différence fondamentale de sens entre la vie des autres êtres vivants, et la mienne ! Qu’en pensez-vous ?
34. Temps biologique, temps culturel.
Il y a des gens qui disent que chez l’homme, et c’est ce qui le différencie des animaux, l’évolution culturelle prend le relai de l’évolution biologique. Résumons : l’évolution biologique a duré sur terre 3,8 milliards d’années jusqu’à présent. Pour les mammifères, elle dure depuis 144 millions d’années. Pour les Primates, dont notre espèce fait partie comme chacun sait, cette évolution dure depuis 65 millions d’années. Pour les Hominidés, dont nous sommes la seule espèce survivante, l’évolution biologique a duré 5 millions d’années jusqu’à présent. Notre espèce existe depuis 180 000 ans. Les premières sédentarisations en petites villes se sont réalisées il y a 12 000 ans. Des cultures sont racontées par l’écriture depuis 5000 ans. La civilisation industrielle occidentale existe depuis 150 ans. L’unification d’une civilisation consumériste mondiale a commencé il y a… quelques années.
Il y a une question d’échelle de temps qui n’est pas résolue quand on tente de mettre face à face les concepts d’évolution biologique et d’évolution culturelle. Au point que je me demande s’il ne s’agit pas de deux registres totalement différents et inassemblables, qui se seraient rencontrés pour un temps très court : En effet, pensez-vous qu’un tel enchainement culturel puisse résister à l’échelle des temps biologiques ?
35. Dogmes.
A propos, ce ne sont pas les dogmes qui manquent pour raconter au cours de cérémonies sociales et en termes acceptables pour notre intellect, cet événement : la naissance d’une culture qui se serait détachée un jour, c’est une sorte de miracle, de la glèbe biologique (et donc animale). Toutes les sociétés ont les leurs, comme une obligation mentale ! Que vous a-t-on dit à vous?
36. Des civilisations, terreaux de cultures.
Ce concept « d’évolution culturelle », avec une idée sous-jacente de progression vers une sorte d’excellence qui serait atteinte un jour, s’expérimente au sein des civilisations, qui adviennent et disparaissent à un rythme de quelques siècles. Se renouvellent-elles en gardant pour acquis ce qui a été appris ? Peut-être dans certains domaines (par exemple la recherche scientifique fondamentale) qui ne touchent pas les comportements instinctifs d’organisation humaine. Mais au train où vont les choses, la probabilité est forte que cette évolution culturelle humaine, quelle qu’elle soit, soit rattrapée par les lois générales de l’évolution biologique, ce n’est qu’une question de temps. Et que restera-t-il des « cultures » quand leur support biologique sera l’objet d’un remplacement d’espèce ou se sera éteint ? C’est, il me semble, une question qui devrait être prise en compte dans l’élaboration quotidienne de l’excellence de nos cultures, nous sommes capables d’assez de conscience pour cela. Mais comment nous y prendre?
37. Extinction d’espèce.
C’est une drôle d’idée de songer à l’extinction de l’espèce humaine. Cela ne se fait pas dans des sociétés où les gagneurs font la loi, qui croient en leur vie sans fin. C’est gênant, morbide, pas divertissant. Quand on aime les hommes on ne pense pas à leur disparition, c’est tabou. D’abord c’est impossible. Evidemment, si l’on se place à l’échelle de temps de l’avènement et de la disparition des espèces … Mais alors on a tout le temps, on y pensera plus tard… Retournons plutôt à «l’excellence » comportementale et technique, comme on dit dans les milieux gestionnaires des ressources humaines.
38 .Le temps culturel, c’est l’immédiat.
Cette évolution culturelle de notre espèce est donc très rapide, un « saut » culturel pouvant se faire en quelques années, ce qui est très peu à l’échelle du temps de l’histoire (5 000 ans) et de la préhistoire (175 000 ans pour notre espèce stricto-sensu, mais 5 millions d’années pour les hominidés qui forment le buisson de nos ancêtres directs ou collatéraux). Sans perdre de vue cet écrin de temps qui nous englobe en tant qu’êtres vivants, concentrons nous sur le présent : L’évolution culturelle, c’est le presque présent, et c’est cela qui la rend si intéressante. L’immédiateté, la mode comportementale ! La mode intellectuelle aussi ?
39. Matérialité et culture.
L’évolution culturelle est aléatoire, et reste tributaire de la conjoncture et de la position des groupes humains concernés au sein des civilisations : groupes dominants, groupes dominés, riches, pauvres, intellectuels, artistes, entrepreneurs etc. Dans ce contexte, on voit bien que la matérialité a une influence complexe sur le devenir des cultures.
En parlant de ce contexte, de quelles civilisations s’agit-il aujourd’hui? Il y a quelques siècles, plusieurs cohabitaient sur la planète : chinoise, asiatiques, moyen-orientales, méditerranéennes, africaines, américaines etc. Et aujourd’hui, alors que jamais les hommes n’ont été si nombreux sur la planète, combien y-en-a-t-il et quelles sont-elles ? Vous pensez aussi qu’il n’y en a plus qu’une ?
40. Le temps biologique, l’instant humain.
Dans un aussi court laps de temps que 150 000 ans (le « temps humain »), l’évolution biologique ne se remarque pas plus chez les animaux complexes que chez les hommes. (Mais pour les êtres unicellulaires, c’est différent). Pour les êtres pluricellulaires, dont nous sommes, il faut beaucoup plus de temps que cela, et des circonstances incitatrices majeures, comme un redéploiement après une extinction de masse, ou toute circonstance permettant une population isolée de prospérer différemment.
Sauf qu’effectivement, chez les animaux, il n’y a pas, ou très très peu « d’évolution culturelle », très peu d’évolution de comportement individuel et collectif au fils du temps. Ils sont prisonniers de leur mode de vivre et de leurs modes de faire ancestraux, qui caractérisent leur espèce autant que leur forme physique. Tandis que chez l’homme, bien sûr, cette évolution existe et prend toute la place. Prendra-t-elle toute la place sur la planète ?
41. Nous, anciens conquérants…
En tout cas l’on constate que la seule évolution biologique notable chez les animaux, depuis l’avènement de l’homme sur la planète, c’est la disparition, l’extinction de masse justement, qui s’accélère ces dernières années. L’homme biologique et culturel est en train, plus ou moins consciemment, de prendre toute disposition pour s’accaparer toute la place, y compris bien sûr la place des autres espèces. (Les êtres unicellulaires, la plupart des insectes, et les petits mammifères proliférant ne sont pas concernés : ils s’accommodent parfaitement des espaces transformés et occupés par l’homme).
Voilà l’homme conquérant, c’était beau. Enfin, c’est ce qu’on dira sans doute quant la conquête sera terminée, grâce à notre puissance industrielle, notre puissance agricole, et notre propension à écrire l’histoire. Alors, nous seront des anciens conquérants.
42. La planète-jardin.
Nous aurons bientôt fini le défrichage de la planète. Alors, elle sera devenue le grand jardin de l’homme, qui, en bon jardinier, en fera un éden de technicité, et les plantes qu’il cultivera seront faites pour lui, utiles à 100 %. L’homme, n’ayant plus d’espace à défricher, ni d’animaux encombrants à exterminer, se contemplera avec bonheur en mangeant la chair des animaux utiles qu’il aura élevés et dépecés avec science et industrie. Sur cette terre enfin pacifiée, au sein de cette nouvelle civilisation mondiale qui est en train de se construire sous nos yeux, les cultures pourront enfin se développer sans entraves, vers l’excellence intellectuelle et cérébrale, humaine.
43. Prisonniers de la conquête.
C’est difficile de se projeter dans l’avenir. On se trompe facilement. Peut-être finalement que les hommes, quand ils auront fini de défricher la planète, vont se regarder en chiens de faïence en se demandant quoi « conquérir » encore, et s’empoigner ? Alors on pourrait dire que toutes ces cultures accumulées au milieu de toutes ces civilisations n’auraient rien changé au comportement de l’homme, depuis son apparition il y a 180 000 ans ? En tout cas, je garde à l’esprit que ces cultures humaines, là où elles se développent avec esprit, sont fragiles. Fleurissant au cœur de civilisations de puissance et de conquête, comme l’écriture en témoigne depuis qu’elle existe, elles disparaissent quand ces puissances vacillent, et ne laissent au mieux que quelques témoins attachants...
Quelques textes ont été sauvés et recopiés datant de la civilisation grecque antique par exemple, qui a fait naufrage devant le bellicisme plus technique des Romains. Voilà ce qu’il en reste : quelques concepts bien structurés, dont on peut encore, si l’on veut, se remplir l’esprit et discuter sans ennui tellement ils étaient bien envoyés. De l’immatériel, quoi. Peut-être que c’est cela qui compte, l’immatériel ?
Pour autant, peut-on songer à un naufrage possible de LA civilisation mondiale du 21ème siècle ? C’est une question gênante pour ses orchestrateurs que nous sommes tous en partie. Irresponsables ?
44. Solitude.
Il est temps de parler d’organisation sociale, car l’individu, seul et sans contacts, hors le malheur qu’il ressent, n’a aucune possibilité d’utiliser son intellect, qui reste en friche, et il perd alors la plupart de ses qualités mentales. Vous souvenez-vous de cet enfant sauvage recueilli et nourri par une louve dans la forêt, et retrouvé sans langage articulé à l’âge adolescent ?
45. L’ailleurs et le pouvoir.
A quoi le groupe nous incite-t-il à penser ? Par exemple, je suis dans un banquet officiel. Des musiciens exceptionnels se produisent. Des chanteurs, de la musique ancienne, grandiose. Tous le banquet est sous le charme entre les plats. A la table d’honneur, imperturbablement, le président continue d’évoquer avec quelques notables, les affaires qui se préparent. La chute d’un notable peut-être, le financement d’un ensemble immobilier, des routes, des banques et des chemins de fer. Dans ce banquet, qui rassemble ceux qui sont au moins d’accord pour se montrer ensemble à une occasion donnée, il a ceux qui veulent bien considérer l’existence d’un ailleurs inconnu (cette musique par exemple). Ils s’en étonnent et ils s’y plongent, même s’ils n’y comprennent rien, quelques instants. Il y a ceux aussi qui sont entièrement pris par l’orchestration de la vie en société, selon les critères utilitaires du temps (aujourd’hui, à part la production et la vente d’armement, les « infrastructures » liées à la prospérité de modes dévastateurs de production d’énergie et de modes de transports, prennent beaucoup de place, et sont très bien cachées au public occidental derrière des slogans de « développement durable », mais c’est un secret). Les uns interrogent un instant leurs consciences, qui leur grisent les sens mais ne leur apportent aucune compréhension utile. Les autres, gestionnaires, interrogent aussi leurs consciences, mais des consciences courtes, dans le domaine de l’utilitaire. Pour eux, la musique est un divertissement, ou mieux, une concession à accorder à la « poésie humaine », au bénéfice de leur image de marque, pourvu qu’elle ne soit pas une gêne dans leurs affaires.
46. Trois termes initiaux de l’existence.
En tant qu’individu, je n’ai pas besoin de beaucoup de culture pour me nourrir, me reproduire, et défendre mon espace de vie. N’importe quel être vivant, du plus simple au plus complexe, sait faire cela, sinon il disparaît. Ce sont les trois termes initiaux de l’existence.
Ni conscience, ni organisation sociale, ni culture, ne sont nécessaires pour réaliser, certes grossièrement, ce programme de base. L’instinct est suffisant. Mais c’est triste de n’être pas éduqué du tout, sans exemple à suivre et à dépasser peut-être, sans affection particulière, sans langage à partager. Je ne vois pas qui cela pourrait intéresser.
47. Un programme de base.
En société, avec culture, ce programme de base peut devenir passionnant, et remplir la vie dans tous ses interstices. L’instinct de reproduction par exemple, qui fait découvrir le désir, l’appétit sexuel et ses options de délicatesses : l’amour. L’amour avec ses phantasmes, ses rivalités, ses douceurs, ses contrariétés, ses doutes, ses égoïsmes, ses jouissances sismiques, et ses intérêts sous-jacents qui vont par la procréation, jusqu’à l’immortalité ! Sans compter l’infini de création que représente son expression artistique, le gisement poétique où chaque génération de poète puise, depuis que les poèmes existent, sans rien enlever à la fraîcheur de cette source. Qui d’entre vous a connu une histoire d’amour, brève, infinie, éreintante, fragile, rassurante, subite, tranquille, affectueuse, commune, vache, dramatique, terne, intéressée, désabusée, non partagée, constructive, physique, cérébrale, fondatrice, destructrice, profonde, inoubliable… ?
48. La nourriture, avec cultures.
En société, avec culture, me nourrir est source de tous les contentements et de toutes les jouissances. La gastronomie se trouve à la pointe de toutes les civilisations raffinées que la planète a pu connaître. La littérature culinaire est la première de toute en éclectisme et en nombre d’auteurs et de lecteurs. La pêche sportive et la chasse, dont la relation initiale avec l’acte de se nourrir est évidente, élevés au rang artistique, comblent les sens de ceux qui s’y adonnent, leur apportent plus qu’un bien-être : un réel plaisir physique, sensuel, jusqu’à l’éjaculation parfois au moment de la mise à mort, et sont la substance d’un lien social extrêmement fort, qui n’a pas besoin d’explication, et qui fait sens en surgissant de la nuit des temps entre les humains qui pratiquent ces arts.
Les chasseurs se reconnaîtront il me semble. Et les autres, qu’ils songent au destin et au ressenti de l’être qui a été vivant, apprivoisé et confiant, dont un morceau savoureux se trouve dans leur assiette. Qu’en pensez-vous ?
49. La sécurité et la conquête, avec cultures.
En société, avec culture, défendre mon espace de vie revêt plusieurs facettes aussi passionnantes lunes unes que les autres. D’ailleurs, il ne s’agit pas, à ma guise, d’uniquement défendre un espace, mais aussi d’attaquer pour l’agrandir. Toute la gloire et la fascination que véhicule l’ordre militaire ou économique y sont attachées. C’est aussi, en société, conforter mon pouvoir, le pouvoir des miens, celui de mes proches : toute l’ambition stratégique de conquête des rouages décisionnels, économiques et politiques, y sont attachés. Qui n’y est pas, à son niveau social, impliqué à plein temps ?